C’est un fait sans précédent : la Mer Méditerranée aura passé plusieurs mois sans qu’un paquebot de croisière ne la parcoure. De Gibraltar à Haïfa, les voyages maritimes de loisirs sont demeurés suspendus… et toute une filiale avec. En 2020, les croisières devait représenter dans le Bassin Méditerranéen plus de 5 millions de voyageurs : rien qu’à Marseille, premier port d'escale en France, c’est 1,8 millions de visiteurs par an… et 2 000 emplois. Ainsi c’est une industrie entière qui est gelée actuellement : parmi les 400 navires de croisière en service dans le monde, une soixantaine est désarmée dans les ports Méditerranéens. Avec presque 2 millions de passagers chaque année, le port de Venise s’est hissé au premier rang des escales de paquebots en Méditerranée. Une goutte d’eau pour la Cité des Doges, qui accueille plus de 27 millions de touristes. Les paquebots y ont mauvaise presse cependant : alors que leur taille croissante est associée (à tort on l’a vu) à la saturation touristique de la ville, la situation du port passagers, à l’Ouest du cœur historique, conduit les navires à traverser celui-ci. Cette situation fait depuis plusieurs années la Une de tous les débats : chenalage dangereux, trafic saturé, détérioration des fondations de la ville, gâchis de la perspective de la Guideca… Dès 2013, un nouveau chenal devait voir le jour pour permettre aux paquebots un accès par la Passe Sud de la Lagune, évitant ainsi le chenal actuel (voir ici). Ce chenal n’a toujours pas vu le jour cependant ; jusqu’à leur arrêt cet hiver, les paquebots rejoignaient toujours les quais vénitiens après un transit spectaculaire en la Cité des Doges… spectaculaire dans tous les sens du terme. Si l’industrie de la croisière souffre de la durée de sa paralysie actuelle, elle n’a pas à s’inquiéter cependant de sa future reprise. Même pour des dates encore lointaines, la plupart des compagnies vendent toujours des voyages en continu : si les armateurs souffrent, c’est avant tout d’un manque de liquidités. La compagnie britanniques Cruise Maritimes & Voyages en est un parfait exemple (voir ici) : alors que sa filiale française (qui devait débuter ses croisières en avril prochain) avait déjà atteint d'excellents résultats, elle a dû mettre la clé sous la porte parce que la maison-mère n’est pas parvenue à un montage financier de secours. Ainsi pour les paquebots la question est avant tout… quand repart-on. La question se résout avec optimisme en Europe cependant : on a vu Ponant reprendre ses voyages cet été autour des côtes française - une expérience très appréciée par ses passagers, Aida annonce la reprise prochaine de croisières courtes au départ d’Allemagne… Chez nos voisins italiens, c’est le géant MSC qui doit ouvrir le bal : les MSC Grandiosa et MSC Magnifica reprennent la mer, le premier au départ de Gênes et le second de Trieste. Même si rien ne s’est dit officiellement, nombreux observateurs ont pensé que l’armateur avait volontairement évité le port vénitien et le houleux débat dont il fait l'objet. Si les infrastructures de Trieste n’ont pas les capacités d’accueil de celles de Venise, elles sont parfaites pour la tête de ligne hebdomadaire d’un navire. Les paquebots n’ont toujours pas retrouvé la lagune vénitienne de fait… Une victoire écologique ? À voir : le trafic du port, qui dépend essentiellement des cargos desservant la vaste zone industrielle, ne s’est pas écroulé pour autant (ferries et cargos ayant fait leur retour depuis longtemps).
Mais à l’instar de Marseille, la croisière représente des milliers d’emplois à Venise. Ceux-ci voient leur avenir d’un œil très incertain, entre arrêt général des activités et appels à l’arrêt de la croisière à Venise. Si la réouverture des ports d’escale italiens a été actée, elle n’inclut pas encore Venise : Entre grèves, fermetures de la lagune et pandémie, la Cité des Doges n’a pas accueilli de paquebot depuis la Toussaint dernière. Ainsi ce 28 août, plusieurs centaines d’embarcations ont manifesté pour le retour de la croisière à Venise, accusant les autorités de lenteur dangereuse dans la prise de décision et l’aide à relancer le secteur. À voir dans quelle mesure les paquebots feront-ils leur retour dans ce port tant décrié. Un article destiné à la revue maritime Jeune Marine Ce 20 juillet, l’annonce a fait l’effet d’un couperet : Cruise & Maritime Voyages ne sera pas recapitalisée. C’est donc la fin de la compagnie de croisière britannique, celle d’une aventure unique qui a marqué toute l’Europe. Elle commença avec le Marco Polo en 2009 : un ancien transatlantique lancé en 1965, dont silhouette et bord incarnent parfaitement le voyage maritime traditionnel. La compagnie arme l’Ocean Countess l’année qui suit : après un grave incendie qui aura raison de ce dernier, elle acquiert le Discovery (désormais démoli) puis l’Astor. Leur point commun : à bord de ces petites unités construites avant 1990 règne l’atmosphère humaine et historique du voyage maritime, cette ambiance que nombreux passagers craignent de voir disparaître avec l’avènement du gigantisme naval. « À bord vous ne trouverez pas de mur d’escalade, pas de galerie marchande, pas de cirque… vous serez sur un navire. Notre objectif est de faire revivre la croisière traditionnelle » nous confiait l’un de ses directeurs il y a à peine un an de cela… En 2015, CMV acquiert l’un des plus hauts symboles du monde de la croisière : il s’agit de l’Astoria, petite unité n’accueillant pas même 600 passagers. Le navire réunit les passions à vrai dire : il ne s’agit autre que de l’ancien transatlantique Stockholm, lui-même ayant abordé l’Andrea Doria en 1956 ! Les lignes du paquebot, qui a gardé son allure de 1948, ne trompent d’ailleurs pas. Alors que les grandes compagnies remplacent leurs petites unités par de nouveaux navires toujours plus grands et toujours plus modernes, CMV en rachète plusieurs en profitant de leur taille raisonnable : Magellan en 2015, Columbus en 2017, Vasco de Gama l’an passé... C’est à ce moment que l’armateur s’intéresse à un nouveau marché. À la Toussaint 2019, lors d’une magnifique cérémonie dans le restaurant du même nom, il annonce que l’Astor naviguera désormais comme Jules Verne au départ de Marseille et du Havre. Derrière ce formidable travail, nous retrouvons Clément Mousset et Cédric Rivoire-Perrochat : deux passionnés des paquebots ayant consacré à leur passion leur vie, et désormais reconnus parmi les principaux protagonistes de l’industrie dans l’hexagone. Le projet déchaîne lui-même les passions et débute avec un succès formidable. « Les ventes avaient ouvert le 2 janvier, quinze jours après nous avions 11% du navire rempli ! Pour une compagnie qui avait des départs en 2021 et sans notoriété, nous vendions vraiment bien » raconte Clément Mousset, qui évoque un taux de remplissage aujourd’hui autour de 37 %. Côtés pros, l’enthousiasme est aussi immédiat : « Depuis longtemps, le marché recherchait de la nouveauté et notre ADN rassurait, tout autant que la taille du navire en lui-même. » Cédric Rivoire a ressenti cette même chaleur côté ports : « L'accueil premier a été "overwhelming" dès l'annonce de l'arrivée du Jules Verne sur le marché Français. Engouement qui s'est véritablement confirmé lors de ma tournée des French Atlantic Ports début juillet où le support était réellement total et complet, depuis les autorités portuaires jusqu'aux offices de tourisme. Il y avait une véritable attente de notre arrivée en 2021 et cela nous promettais une très belle visibilité. » À travers les coursives circulait même une rumeur de second navire… Pour une aventure à plein régime. Avarie brutale à la fin juillet cependant. À l’instar de nombreux armateurs indépendants (et fragiles alors que la croisière est à l’arrêt), CMV travaille sur une recapitalisation. Les grands groupes l’ont eux-mêmes fait ; jusqu’à Royal Caribbean, dont plusieurs navires sont sous hypothèque. Cependant la surprise tombe le 20 : aucun montage de ceux envisagés n’est validé. C’en est fini pour CMV, qui pourtant portait un grand nombre de projets et un succès remarquable auprès d’une clientèle fidèle. « C’est le dépôt de bilan d'une compagnie qui se portait merveilleusement bien et de ses filiales. Les partenaires, les équipes, tous ont eu un sentiment d'injustice profonde ! » témoigne Clément Mousset. Sur les réseaux sociaux, les passagers eux-mêmes témoignent de leur surprise – plutôt leur sidération. En France, on s’attend à la fin d’un projet qui avançait avec succès, enthousiasme et concours collectif. Là encore avec sidération : l’arrivée du Jules Verne dans l’hexagone venait combler un vide remarqué dans l’éventail des croisières francophones. Cédric Rivoire et Clément Mousset décrivent des voyages Premium, à la fois à dimension humaine mais néanmoins abordables. Ce chaînon perd-t-il une nouvelle occasion de naître ? Cela serait cependant mal connaître les deux protagonistes à la tête du projet. Avec chacun plusieurs décennies d’expérience dans la croisière francophone, tous deux ont travaillé, participé, mené l’ouverture au marché français pour des compagnies de tous les styles, avec plusieurs regrets souvent. Ainsi dans une précédente interview, Clément Mousset nous indiquait la voie à suivre, selon lui, pour un succès dans l’hexagone : « La gestion du marché français de la croisière ne peut être réalisée que si et seulement si les opérations du navire sont gérées depuis la France, avec l’état d’esprit des entrepreneurs que nous sommes. Les grands groupes courent après la rentabilité immédiate et les promesses faites aux actionnaires de doubler leurs dividendes. » Ces idées précises et expérimentées conduisent l’équipe de CMV France à ne pas baisser les bras.
Quelques jours après le dépôt de bilan de leur maison-mère, Cédric et Clément lançaient un appel sur les réseaux sociaux. Appel qui n’a même pas surpris, à vrai dire, leurs amis et collaborateurs. « Jamais je ne saurai retranscrire notre émotion à la lecture de tous vos messages de soutien, de votre engagement et de votre détermination à nous voir perdurer ! C'est pourquoi, la résilience se met en place !! Notre compagnie engage sa survie ! Nous sommes à la recherche d’investisseurs... Nous avons un remplissage excellent et la résilience de l’industrie viendra d’une compagnie comme la nôtre. Elle véhicule les valeurs de la France dans un environnement 100% francophone à bord d’un petit paquebot de petite capacité. Nous sommes certains de sa viabilité, les chiffres en notre possession le prouvent et les présenterons à nos potentiels futurs partenaires, les premiers rendez-vous débutent ce jour, croyez que nous sommes confiants comme jamais ! » pouvait-on lire sur un communiqué informel qui a fait plusieurs fois le tour de France. Clément Mousset ne dissimule pas sa satisfaction quant au succès rencontré par le message : « Nous avons un élan de solidarité absolument incroyable ; des investisseurs du monde entier entrent en relation avec nous. Attention, rien est fait, nous ne sommes pas sauvés pour autant, cependant l'optimisme reste de mise... croyez nous ! cette compagnie a entamé un long processus de retour à l'activité, et nous comptons bien revenir... vite » |
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