Tribune
LA MARINE MARCHANDE
OUTIL CONTESTE DE NOTRE VIE CONTESTABLE
© ShipMap.org
Lundi 2 décembre. En mer, Mer de Marmara, MS Rotterdam Il est déjà près de 23h : le calme de la nuit se réinstalle à bord, tandis que le Rotterdam s’apprête à franchir les Dardanelles. Au Crown Nest, il ne reste qu’une poignée de passagers autour du bar central : Mick est parti bavarder avec David pendant que je couche sur papier ces dernières vingt-quatre heures. Les deux jours qui viennent de se passer marquent un record en intensité. La visite d’Istanbul était l’une de mes principales motivations pour ce voyage ; et j’ai maintenant le sentiment d’avoir enfin lié connaissance avec une ville dont j’ai toujours rêvé, à la manière d’un admirateur qui rencontre sa star de prédilection. Sur les vingt-quatre heures d’escale, nous avons passé une bonne quinzaine d’heures à terre : la nuit fut très courte et les repas, tous pris au Lido, exceptionnellement rapides. Mais tout en valait la peine, et ce premier contact avec la plus ancienne ville d’Europe nous a procuré une myriade de sentiments, le principal nous commandant d’y revenir au plus vite. Il est légitime de dire que le plus beau voyage depuis l’Occident jusqu’à Byzance se fait par le train. Le mythique Orient-Express proposait il y a encore dix ans quelques liaisons directes de Paris au Bosphore dans un train de luxe au décor chargé d’Histoire ; les liaisons sont cependant désormais réduites au Simplon Orient Express, qui n’effectue qu’un Paris-Venise. Pour les férus de chemin de fer, il demeure cependant assez facile de préparer un itinéraire grâce aux nombreux sites web spécialisés. Compter environ une semaine de voyage. Mais pour ceux qui sont moins terriens dans l’âme, l’arrivée par la mer dans cette cité mythique figure parmi les plus beaux moments de la navigation en Méditerranée. Nous avons passé le Détroit des Dardanelles à l’aube : notre première demi-journée sera complètement vouée à la navigation dans la Mer de Marmara, un étroit bassin qui constitue l’essentiel de la route entre Méditerranée et Mer Noire. Pendant plusieurs heures, nous transitions en silence sur cette mer plate, reflétant les jeux de lumières créés par les nuages épars. Une matinée très calme donc, qui sera pour Mick et moi l’occasion de faire un tour des ponts extérieurs. Le Rotterdam nous offre un choix remarquable de points de vue sur l’océan, ce qui n’est pas le cas de tous les paquebots modernes. Notre cabine est elle-même située à quelques pas d’une promenade effectuant le tour complet du navire. A l’avant se dévoile un accès à la proue, accessible aux passagers dès que la météo le permet : via des escaliers, nous atteignons le pont 6, dont l’avant est occupé par une étroite terrasse donnant sous la passerelle. D’ici, il est possible de rejoindre l’aileron bâbord, au pont 8, qui fait aussi office de terrasse extérieure pour le gymnase. Le chemin extérieur qui relie les deux lieux nous mène à l’entrée de la passerelle, offrant de fait une très belle vue sur le travail en cours. Je sais d’ores et déjà que je passerai ici de plus clair de mon temps… Peu avant un déjeuner très consistant au Lido, nous faisons un tour au théâtre. Chaque jour y est présenté un port d’escale, avec toutes les choses intéressantes à savoir avant de partir en exploration. Mick et moi avons un projet pour l’escale à Dikili de demain : ce port au nord-ouest de la Turquie se situe seulement à une cinquantaine de kilomètres d’Aliaga, qui n’est autre que le premier chantier maritime de démolition en Occident. En ce moment s’y trouvent en particulier les Atlantic Star, Île de Beauté et Pacific, ce dernier étant l’ancien Loveboat. Les excursions privées comme la nôtre doivent être minutieusement préparées : personne à bord ne connaît notre destination exacte, et il n’est pas certain que le navire parte en retard pour deux passagers égarés… Cette décision reste à l’appréciation du Commandant seul, qui prendra aussi en compte la navigation qui suit et la probabilité de retour des personnes attendues. Aussi, le mieux à faire demeure garder un plan B, à savoir comment rattraper le navire à la prochaine escale si nécessaire. Nous passerons l’essentiel du repas à discuter de l’escale de Dikili, bien que l’impatience va croissante pour l’arrivée à Istanbul. A 14.30, je suis de retour à l’avant du pont 6. La mer de Marmara s’est refermée à l’horizon ; l’infinité des eaux claires bute désormais sur une étendue d’immeubles, de minarets et d’antennes. Le Bosphore apparaît enfin, aussi étroit qu’un simple fleuve. Vers 15h, nous avons passé le plateau sud-ouest, occupé par la vieille ville et les monuments les plus célèbres : Sainte-Sophie, la Mosquée Bleue, le Palais Hamami, des noms qui font rêver dans le monde entier. Se révèle alors la Corne d’Or, étroit cordon marin qui divise en deux la rive européenne et sépare le centre historique des quartiers populaires. Le nombre extraordinaire de transbordeurs montre combien le Bosphore a perdu son statut d’obstacle naturel majeur, traversé sans peine chaque jour sans par des millions de personnes. Pour suppléer le légendaire Bosphorus Bridge, visible sur toutes les cartes postales, sera bientôt inauguré un tunnel destiné au métro. Nous accostons sur les quais en contrebas des quartiers populaires, à quelques pas de l’Artania de Phoenix Reisen déjà en escale. Les infrastructures dédiées aux paquebots s’étalent sur un peu plus d’un kilomètre : elles accueillent souvent plusieurs grosses unités en escale simultanée ; d’ailleurs, nous fûmes rejoints ce matin même par le Norwegian Jade. A notre arrivée, le débarquement commença très vite, et nous rejoignîmes la navette pour le centre-ville dès 16.30. Quelle erreur. Le bus devra attendre plus d’une demi-heure avant de partir, faute d’un nombre suffisant de passagers. Et une mauvaise surprise nous attend à la sortie du port : l’axe routier est complètement saturé… Nous ne seront finalement en ville qu’à presque 19 heures ! Tous nos trajets ultérieurs se feront en tramway. Une station se situe près de l’entrée du terminal croisières, et permet de rallier le centre historique en une dizaine de minutes. Le trajet coûte trois liras, soit environ 1,50€. Dès nos premiers pas en ville, nous sommes happés par l’atmosphère envoûtante qui règne. Istanbul est un mélange de toutes les cultures, et l’on y passe en quelques minutes d’une architecture ouest-européenne à celle d’une mosquée typique du monde arabe. Nous traversons les jardins de la Basilique Sainte-Sophie, qui en est un parfait exemple : c’est à l’origine une église orthodoxe, qui sera transformée en mosquée au XVe siècle et alors flanquée de quatre minarets. Après un parcours conséquent dans la vieille ville, nous décidons d’explorer l’autre rive de la Corne d’Or : juste avant, nous dînons sous le Pont Galata, l’un des deux principaux axes traversant le bras maritime. S’y loge une douzaine de restaurants, dont la terrasse établie au niveau de la mer fait la joie des pêcheurs. A prix raisonnable, on peut y déguster d’excellents plats locaux ou non : plus qu’une rue touristique, cette place est un lieu de sortie incontournable pour le stambouliotes. Une fois notre repas terminé, nous poursuivons notre exploration, cette fois de l’autre côté de la Corne d’Or. Après avoir quitté le boulevard parallèle aux quais, nous sommes immergés au cœur de la vie nocturne stambouliote. Les rues vibrent de milliers de personnes ; à presque minuit la soirée ne semble que commencer. Ici se dévoile la vie nocturne électrisante des grandes villes, alors que les passants sont déjà bien rares dans les quartiers touristiques. Peu après 1h, nous avons regagné le front de mer et sommes en route vers notre navire. Nous découvrons alors un superbe escalier peint en arc-en-ciel : même à cette heure tardive, il émane une luminosité en contraste avec le gris voisin. Un véritable geyser de couleurs courant sur une trentaine de mètres de hauteur. Nous apprendrons plus tard que cet art de la rue - que l'on retrouve dans bon nombre de villes turques - a été lancé pour une contestation pacifique du régime en place. Nous regagnerons le navire l’esprit chargé d’images byzantines, et pas seulement par leur provenance. La seconde journée sur place sera consacrée, cette fois, à l’exploration de la vieille ville. Nous y sommes dès 10 heures, et débutons par une visite au Grand Bazar. Ce souk est presque aussi légendaire qu’Istanbul elle-même : on y trouve absolument tout, du grossier pin’s destiné aux touristes jusqu’aux fruits et légumes, en passant par le prêt-à-porter. Cette fourmilière est l’ancêtre de nos hypermarchés modernes… La chaleur humaine en plus. Notre tour s’est poursuivi à la Mosquée Bleue : Située face à Sainte-Sophie, c’est sans conteste le principal lieu de culte de la cité. Entre chaque prière sont tolérés les visiteurs, à condition de respecter un certain nombre de règles. Le volume créé par l’immense coupole est époustouflant : l’ensemble des plafonds est enduit de motifs d’un bleu très léger, procurant au lieu une lumière assez énigmatique. Nous compléterons notre visite par un tour dans les jardins, en constatant avec tristesse que la météo s’est beaucoup dégradée depuis hier… Pour ce midi, Mick fut d’accord pour tester la spécialité du pays qui fait tant parler d’elle dans nos régions. Nous avons donc quitté les grandes artères touristiques à la recherche d’un kebaïolo plus modeste que les trois étoiles servis dans un décor de crêperie bretonne : nous en dénichons un assez rapidement sur une place piétonne. Le repas est excellent et copieux comme il se doit : la recette est la même que celle qui fait fureur en France, mais la viande utilisée est sensiblement meilleure. Surprise pour les touristes que nous sommes, le kebab est servi avec du lait de chèvre en guise de rafraîchissement… Une boisson aussi corsée qu’inattendue, mais finalement agréable et bien mariée avec les saveurs de la nourriture. A refaire sans hésitation. Le ventre rempli à l’extrême, nous retrouvons le tramway après un dernier tour en ville puis sur le port. La météo se dégradant de plus en plus, nous ne tarderons pas à rembarquer : avant de saluer la ville, j’effectue un rapide tour au cybercafé situé à moins de cinq minutes du navire. Une installation idéale pour les membres d’équipage : d’ailleurs, on capte même son wifi depuis le navire. L’heure du départ arrivera peu après, nous ne verrons pas la manœuvre de l’Artania, définitivement trop en retard. De toute façon, la nuit a déjà enveloppé le Bosphore, révélant à nouveau les décorations flashy du viaduc. Je resterai dehors jusqu’à 18 heures passées pour saluer cette cité charmeuse. Après un tour en cabine pour changer nos vêtements, nous flânons dans les différents salons avant de rejoindre le théâtre. Ce soir, l’état-major du Rotterdam est sur la scène pour se présenter aux passagers : l’occasion rêvée de rencontrer le Commandant, non pas pour une belle photo mais pour demander une interview. L’emploi du temps chargé du personnage met en doute mes projets, mais au moins c’est tenté… A suivre. Nous profiterons ensuite d’un excellent dîner, à nouveau en bonne compagnie. Nous sommes cette fois autour d’une table de six, donnant sur l’arrière avec une superbe vue sur notre sillage. Le spectacle de ce soir est un peu moins enthousiasmant que le premier, malgré le très grand talent des artistes sur scène… Sans doute la fatigue m’a-t-elle rendu moins sensible à la beauté des choses. Après cette séance d’écriture, je ferai un tour sur le pont 6 : un tête-à-tête avec le ciel étoilé réveillera mes émotions.
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La rubrique de MathieuDeux fois pas mois environ, retrouvez ici un reportage signé Mathieu Burnel, ex-auteur de Ships in Cherbourg. |