Tribune
LA MARINE MARCHANDE
OUTIL CONTESTE DE NOTRE VIE CONTESTABLE
© ShipMap.org
AJ : Alice Jouen --- JF : Juliette Fischer --- PS : PassengerShips PS : Aujourd'hui, à qui conseilleriez-vous cette carrière ? JF : A ma fille ! Mais ça ne l'a pas intéressé. AJ : A quelqu'un de sérieux... mais qui sait vivre. Ça reste un métier à risques, pas une tâche lambda encadrée. Mais c'est un métier super enrichissant... Un métier de passion quoi ! JF : Je conseillerais le cursus à tout le monde, parce que c'est une école de la vie. Comme je le disais aux troisième année [ndlr : dernière année de formation théorique initiale, suivie d'un an de navigation] on voit les élèves se transformer, passer de l'état de grand ado à celui d'adulte expérimenté. En première année, j'ai une élève qui montre sa passion de navigatrice en se vernissant les ongles selon les couleurs des bouées, c'est rafraîchissant ! Mais à la sortie de l'école, ils ont tous vu plus de pays, plus de gens, plus de situations... que quatre-vingt quinze pourcents des gens ! Cette école construit les individus. AJ : Le principal avantage, c'est que la vie pendant des mois avec des gens que l'on ne connait pas nous donne une adaptabilité sans limite. On trouve sa place partout où l'on va. De toute façon, depuis le début de nos études, on a été mis avec des gens que l'on ne connait pas. Pour ça, je trouve cette école formidable. JF : On apprend à bricoler, à se débrouiller dans la vie quotidienne. AJ : Un jour un garagiste s'est trouvé bête : le moteur de ma voiture avait la courroie de l'alternateur cassée. Je vais au garage, et le mécano me dit "ah ma petite dame... là, vous avez serré le moteur !" ; du tac au tac je lui lance "ba non ça n'a rien à voir... c'est juste la courroie de l'alternateur !" Du coup il a fermé le capot, il m'a dit vous pouvez y aller ! Et rien n'est figé, absolument rien. On change de bateau, on change d'endroit, on change de gens... Pour en revenir à tout-à-l'heure, le sérieux est récompensé mille fois. Un peu de sérieux, beaucoup de savoir-vivre... et c'est l'éclate totale ! Aussi bien dans les études, qu'après dans le métier. PS : Quelles qualités sont nécessaires dans ce métier ? Quels défauts constituent un réel handicap ? AJ : La première qualité je pense, c'est la persévérance. Savoir persévérer même si ça va pas, rebondir. JF : Pour moi... L'adaptabilité. Quelle que soit la situation, il faut savoir gérer seul. Il faut aussi un minimum de caractère. Pour moi, le mot "docile" n'est pas celui qui nous va le mieux. Comme défaut, l'asociabilité, parce qu'il faut aimer vivre avec les gens. En fait, c'est un métier très ambivalent. Il faut aimer les autres, parce qu'on vit en autarcie pendant trois mois avec des gens qu'on n'a jamais vu et qu'on ne reverra probablement jamais. Par contre, il faut apprécier les moments où on se retrouve tout seul avec soi-même. Quand on ne le connait pas, c'est un métier très difficile à cerner. AJ : De fait, le facteur humain est une clé. De plus ce n'est pas un métier fait pour les feignants... Il demande de la ressource. JF : L'attitude correspond, d'ailleurs. Il faut avoir une attitude active, ne pas rester les mains dans les poches. PS : A ce propos, quels conseils donneriez-vous à ceux et celles qui ont choisi cette voie et commencé leur formation ? AJ : Accrochez-vous. Ça vaut le coup ! JF : Au premier embarquement, on sait si on est fait pour ça ou pas. Qu'il soit bon ou mauvais. Si on est fait pour, c'est à vie... Même si on arrête de naviguer : c'est pas grave, ça laisse une belle trace. AJ : Chez les jeunes, la recommandation ultime selon moi, c'est... quand tu arrives sur un bateau, tu ne connais rien, donc reste modeste. Être sérieux, discret et efficace. Efficace, même sans rien connaitre, c'est être au bon endroit au bon moment. Et surtout, ne pas être au mauvais endroit au mauvais moment. Par exemple à la machine, imaginez l'équipe qui travaille sur un piston [ndlr : travail lourd demandant du temps et un outillage] : à priori, l'élève ne sert à rien. Mais pourtant, il est là : en amont, il a lu la documentation, et il sait à peu près ce qui va se passer. S'il y a un outil à aller chercher, une photocopie à faire, il y va. Il ne sera jamais très loin de ce qui se passe, et il reste en retrait : au final il a une vision plus globale. Et l'équipage se dira "au moins celui-là, il nous a aidé, même s'il ne sait rien faire tout seul". JF : Quand on sait que quelque-chose d'intéressant va se passer, toujours écrire sur le cahier [ndlr : journal des événements, tenu l'un en machine et l'autre à la passerelle] "prévenir l'élève". Ne pas être dans les pattes, mais être là, regarder, observer... Être soi-même, mais un peu en retrait. AJ : Et ne pas oublier de s'observer soi-même. Savoir se taire quand il faut. Ps : Feriez-vous les mêmes choix, de carrière et au travail, en sachant ce que vous savez maintenant ? JF : Absolument. Exactement les mêmes. J'aurais voulu naviguer plus longtemps, c'est la seule chose que je regrette. Mais il y avait tellement de problèmes pour embarquer... A l'époque, en plus, les garçons étaient prioritaires. A ce moment, j'ai dû faire un choix, me recycler... mais une fois qu'il est fait il ne faut pas regretter. La vie est faite comme ça. Derrière, j'ai fait des choses qui m'ont tellement emballées, que maintenant je ne changerais rien du tout. AJ : C'est quelque-chose de formidable : dans ce métier, absolument tout est possible. Je pense qu'il faut bien assumer ses choix, et surtout bien gérer les conséquences avant de se lancer. Par rapport à ma grosse frayeur, si j'ai retenu une chose... C'est prévoir bien à l'avance. Si j'avais prévu ma procédure, si j'avais été sûre, avant de partir, que tout le monde savait quoi faire en cas de problème, je n'aurais pas eu si peur. Après, en tant que commandant, j'ai toujours fait en sorte de ne pas pouvoir me dire "ah mince ! j'aurais dû !" JF : En ce qui concerne la carrière, je conçois sans problème qu'une collègue parte naviguer sur la fin : moi ça me manque. De temps en temps, je fais un bateau avec mon mari [ndlr : pilote au Havre] et... ça me fait du bien. AJ : J'aimerais pouvoir explorer les autres types de navigation, mais de toute façon, je ne m'interdis rien. C'est un métier qui offre tout le temps plein de possibilités. En fait, je n'ai aucun regret, parce que pour chaque type de navigation, il y a eu des choses très positives qui m'ont fait avancer dans la vie. Mon poste au remorquage m'a permis d'avoir des enfants, là encore j'ai eu de la chance. PS : Y-a-t-il des choses, des lieux, des expériences que vous regrettez de ne pas avoir faites, vus ou vécues ? JF : Oui. Je faisais l'hydro à cinquante pourcents juste pour naviguer dans les glaces.... et je n'ai fait que les pays chauds : Afrique, Brésil, Madagascar, Tahiti... Mais rien n'est perdu.
Par contre ce que j'ai vraiment adoré, c'est passer Panama. AJ : Moi ça ne m'a pas marqué... J'ai trouvé ça très long ! JF : J'ai eu la chance de le faire quatre fois. C'est un souvenir exceptionnel, peut-être le dernier qui me restera !
1 Commentaire
|
La rubrique de MathieuDeux fois pas mois environ, retrouvez ici un reportage signé Mathieu Burnel, ex-auteur de Ships in Cherbourg. |