Tribune
LA MARINE MARCHANDE
OUTIL CONTESTE DE NOTRE VIE CONTESTABLE
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AJ : Alice Jouen --- JF : Juliette Fischer --- PS : PassengerShips PS : Pour commencer, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ? Décrivez votre parcours scolaire, puis professionnel, vos origines... JF : Ma famille est issue du milieu artistique Havrais. Après mon bac D, mon père a voulu que je suive des études d'orthopsie... J'ai tenu trois mois. Enfin, j'ai pu intégrer passer le concours et intégrer l'hydro. Cela a été la chance de ma vie. A bord, je suis allée jusqu'au grade de lieutenant polyvalent. J'ai navigué un peu au ferry, pour Total CFN, pour Normarine International puis pour la CGM (avant sa fusion avec CMA). J'aurais souhaité naviguer plus longtemps, c'est la crise de la Marine Marchande qui m'a obligée à mettre sac à terre. AJ : Mes parents travaillaient dans la comptabilité et le commerce. Ma découverte de la mer, je la dois à mon grand-père, marin militaire qui avait toujours des histoires d'aventures pas possibles à raconter... et aussi, à beaucoup de temps passé à Saint-Malo. Mes hobbies, c'est tout ce qui est sur l'eau (sans oublier la musique) [ndlr, A. Jouen a joué dans le groupe de l'école]. Pendant ma carrière, j'ai fait grands et petits bateaux : trois ans de long cours à CGM et SPM shipping, deux années sur les navires à passagers de Condor Ferries et Emeraude Lines, et enfin Boluda [ndlr, remorqueurs du Havre]. Et j'ai occupé toutes les fonctions à bord, au pont comme à la machine. PS : Pourquoi avez-vous fait l'hydro [ndlr : l'ENSM] ? Quelles raisons vous ont poussées à devenir marin ? JF : A l'époque, on proposait aux filles infirmière, institutrice, docteur ou juriste pour les plus douées. C'était tout. Je voulais quelque chose de différent. Un métier où il n'y a pas d'emploi du temps réglé, plutôt avec d'abord beaucoup de travail puis des vacances ; un métier qui fait changer tout le temps d'endroit... Le plus important pour moi, c'était de ne pas faire un métier routinier... Je n'ai pas été déçue ! AJ : J'ai fait l'hydro parce que c'était le meilleur cursus pour partir en mer avec un métier "sérieux". A la base, je ne voulais faire que de la voile, être skipper... Mais mon père ne voulait pas, parce que ça n'était pas un métier sûr. JF : Quand une fille voulait faire marin à l'époque, c'était difficile. Tout en habitant au Havre, ma famille ne connaissait pas l'hydro. Il a fallu que j'argumente beaucoup... mais finalement j'ai réussi ! AJ : Quand j'ai annoncé à mes parents que je voulais faire l'hydro, j'étais en première scientifique, on naviguait sur un voilier de la Corse vers le continent. J'avais fait la traversée aller sur un bateau de la SNSM, et c'est son capitaine qui m'a parlé de l'école. J'ai tout de suite été enthousiaste. Je ne voulais pas faire l'armée, parce que je ne voulais pas faire la guerre... Et je ne savais même pas que la Marine Marchande existait. PS : Parlez-moi un peu de votre vie à bord. Quelles sont les émotions les plus fortes que vous avez pu rencontrer ? JF : Des souvenirs, il y en a plein... Je ne vous raconterai pas certains, ils ne feraient pas sérieux. Mon plus beau, c'est sûrement une panne à Casablanca. J'ai profité d'un superbe coucher de soleil, avec le Requiem de Faure dans les oreilles.
AJ : Incroyable ! C'est presque pareil pour moi, mais devant l'éclipse totale de soleil en 1998. Et c'était Mozart, pas Faure. J'aurais du mal à dire que c'est ma plus grande joie, il y a eu beaucoup de moments jouissifs, éblouissants. Même à la machine, quand on se dit "ÇA Y EST ! On l'a fait, on a réussit !" JF : C'est une émotion qu'on ne peut pas sentir si l'on ne l'a pas vécu. Elle est très difficile à coucher sur papier. Ça n'a rien à voir par exemple, avec recevoir un cadeau, c'est plutôt une illumination intérieure. Juste une lumière que l'on ressent, à un instant. Elle ne dure pas, et elle se ressent seul. Mais de toute façon, ce métier demande d'aimer un peu la solitude. AJ : J'ai un souvenir très fort pour la peur. J'ai failli perdre mon bateau avec douze passagers, qui ne savaient même pas où était leur brassière. Je les aidais, mais en même temps j'avais le bateau à tenir. Pas facile donc... Et c'était mon premier commandement ! C'est là en général qu'on se rend compte qu'on est tout seul. JF : Le plus fort sentiment négatif pour moi, c'était la colère. Un commandant absolument injuste. J'ai fini par manger toute seule à la cambuse [ndlr : cuisine], pendant le reste du voyage. Mais... C'était le commandant, il faut savoir cacher sa colère, rester souriante et aimable... Mais il n'en avait pas qu'après moi ; moi particulièrement, mais ensuite j'ai compris qu'il était comme ça avec tout le monde. AJ : Ma colère, c'était face à un supérieur hiérarchique ou à un subordonné qui ne jouait pas le jeu. La colère que cette personne ne comprenne pas avant d'arriver dans les extrêmes... Je pense qu'on doit tous tout faire pour que ça marche, lui faisait tout l'inverse. Quant au supérieur, on a tous eu ça une fois... Une injustice totale, quelqu'un qui n'aimait ni les débutants, ni les femmes. C'est la seule fois où je n'ai vraiment pas pu me retenir. Je me vois encore au PC machines : c'est allé très loin, juste pour une question de caractère. C'est un super commandant qui m'a sauvé, en intervenant auprès du Capitaine d'Armement [ndlr : équivalent du directeur RH pour les navigants]. FJ : Aussi la tristesse, de laisser les autres derrière soi en embarquant. Ce n'est pas systématique, pas ça arrive forcément un jour. Le fait de savoir qu'on ne sera pas présent pour ceux qu'on aime, dans les situations difficiles. En ce qui concerne la peur... Le stage feu [ndlr : les marins officiers suivent une formation de pompier]. C'est le seul moment, vraiment, où je me suis dit... qu'est-ce que je fais ici. Le feu, j'ai vraiment du mal... et je pense que ça ne se commande pas. AJ : Mon souvenir le plus triste, c'est la mise à l'eau des cendres d'un de mes gars. C'était l'année dernière. J'avais navigué longtemps avec lui... Je l'ai envoyé moi-même de force à l'hôpital, parce qu'il ne voulait pas se soigner.
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La rubrique de MathieuDeux fois pas mois environ, retrouvez ici un reportage signé Mathieu Burnel, ex-auteur de Ships in Cherbourg. |