« Le Passage du Nord-Ouest ». Le nom procure à tous le même effets, pour les terriens comme pour les marins. Même ceux qui n'ont qu'une vague idée d'où le placer sur un planisphère frissonnent à cette expression mythique et historique, aventurière et mystérieuse. Il évoque le Pôle Nord, la glace, les ours, les Inuits, et bien sûr toutes ces terres sauvages et inaccessibles. L'actualité environnementale aussi, de plus en plus. Ne nous le cachons pas : sans la fonte de la calotte, nous serions nous-mêmes très loin d'être en mesure de réaliser ce reportage. Mais situons les choses. Deux passages maritimes permettent de relier Europe et Asie via l'Arctique, offrant une alternative à la Route des Indes, suivie depuis la nuit des temps, qui elle passe par Suez et Malacca. L'un part d'Europe vers l'Ouest, et traverse les îles au Nord du Canada puis la Mer de Beaufort avant d'atteindre le Détroit de Béring ; l'autre part vers l'Est, longe la côte Nord de la Russie jusqu'au même détroit. Absolument impraticables il y a seulement quarante ans, ils sont désormais au cœur de la géopolitique actuelle, pour le raccourci qu'ils représentent entre Orient et Occident. Comprenons-nous bien : en l'état actuel des choses, il demeure exclu de transférer au Pôle Nord les quelques vingt milles navires qui empruntent chaque année le Canal de Suez. Les deux routes demeurent dangereuses, sous-aménagées et éphémères : ainsi le Passage du Nord-Ouest est théoriquement accessible seulement de mi-août à fin septembre ; ce qui n'a pas empêché à l'Austral d'avoir besoin d'un brise-glace en fin d'été. Elles sont chacune leurs points faibles : le Nord-Ouest serpente entre les îles canadiennes,au grès de passages étroits sujets aux bouchons de glaces et traversés par des courants parfois violents ; le Nord-Est est plus ouvert, véritable ligne orthodromique à travers l'Océan Arctique, mais pâtit des difficultés liées aux eaux territoriales russes, à savoir des procédures draconiennes et une cartographie souvent très ancienne. Sans oublier, dans tous les cas, l'absence totale d'infrastructures qui oblige les navires à un voyage en parfaite autonomie ; la proximité du pôle magnétique et les anomalies qui en découlent sur les instruments de navigation ; et bien sûr l'enjeu d'envoyer un trafic maritime dense dans une zone encore à peu près épargnée localement de l'emprunte humaine. C'est dans ce contexte timide que la Compagnie du Ponant s'est intéressée au Nord-Ouest. L'armement marseillais est désormais fort d'une expérience de plus de dix ans dans les glaces, qui a débuté en 2003 avec le Diamant. En 2014, les Austral et Boréal faisaient escale au Groenland pendant l'été ; tous deux retrouveront le tout nouveau Lyrial cet hiver en Antarctique. Les quatre paquebots en flotte, hormis le Ponant, sont explicitement conçus pour la navigation polaire : un soin particulier a été porté sur leur autonomie et leur faible emprunte environnementale ; ils transitent régulièrement pendant quinze jours sans aucun ravitaillement ni rejet à la mer. Dans le monde de la croisière, le potentiel du Nord-Ouest est désormais bien connu : depuis que l'Endeavour (Lindblad Expéditions) l'a franchi en 1984, au moins deux paquebots l'empruntent chaque saison. En 2016, c'est même la compagnie Crystal qui se lancera dans l'aventure, avec un navire de mille passagers, une première. Le Ponant a conquis le passage de manière magistrale, en y envoyant le Soléal dès sa saison inaugurale, pendant l'été 2013. En 2014, c'était le tour de l'Austral, qui a proposé une croisière de vingt-et-un jours de Kangerlussuaq (Groenland) à Anadyr (Russie). Cet été, le Ponant enverra deux de ses navires, le Soléal pour son propre compte et le Boréal sous charter américain. L'Austral a ainsi suivi il y a presque un an le parcours historique, avec à son bord un peu plus de deux cents passagers. La croisière se divisait de manière quasi-égale entre une remontée de la côte groenlandaise occidentale, la traversée des îles canadiennes et la navigation dans les mers de Beaufort puis de Béring. Du fond du gigantesque fjord de Kangerlussuaq – à environ cent soixante milles de la Mer de Baffin – au port d'Anadyr, le paquebot a parcouru près de cinq milles milles, et offert à ses occupants la visite de dix-huit sites. Des lieux perdus au milieu de nulle part, qui pétrifient leurs visiteurs privilégiés tant par leur climat gelé que par leur paysage d'une étonnante beauté. La mer de glace nous a suivi presque sans discontinuer depuis notre départ jusqu'à l'Océan Arctique : la température ambiante était à peine positive, juste assez basse pour créer à la surface de la mer une forte tension à l'origine d'un effet de miroir magnifique et jamais atteint sous nos latitudes. Seuls les morceaux de glaces de toutes tailles, minuscule perle flottant à la surface, growler polygonal ou iceberg aux dimensions rivalisant avec un autobus, permettent sur les photographies de différencier le ciel de la mer. L'Austral slalomait sans relâche, aux ordres du Commandant ou du Pilote glace, autre Capitaine de la compagnie venu suppléer le titulaire pour permettre au besoin une présence permanente en passerelle. La glace fut très présente cette année : il faudra même demander assistance à un brise-glace pour la traversée du Larsen Sound, qui dura trois jours. Inutile de préciser que l'itinéraire suivi n'eut pas grand-chose en commun avec celui prévu par les brochures... Mais c'est bien là le charme des croisières d'expédition : hormis les ports de départ et d'arrivée, tout le programme peut changer à chaque instant, au gré des conditions météo, des glaces... ou tout simplement des choses à voir, ainsi cette ourse croisée sur la banquise avec ses deux petits. Une aventure permanente, à vivre dans l'ambiance d'un paquebot cinq étoiles. La troisième partie du voyage fut sensiblement plus calme, pour les passagers comme pour l'équipage. Passé le Golfe d'Amundsen, l'Austral fit ses adieux à la glace. En cette saison, l'Océan Arctique est complètement dégagé au Nord de l'Alaska. Le navire franchit à nouveau le Cercle Polaire juste avant le Détroit de Béring : un fait si anecdotique au Ponant, qu'il est seulement signalé aux passagers. Au cours d'une saison comme celle-ci, un paquebot peut passer la ligne une douzaine de fois. Le détroit mythique entre Amérique et Russie est bien plus marquant : pour tous, il signifie le retour au climat plus clément et à un environnement certes inhabité, mais verdoyant et chaleureux. L'Austral, bien entendu, ne manquera pas l'escale mythique de tout passage en Mer de Beaufort. L'archipel de Diomède se compose de deux îles comme posées au milieu du Détroit de Béring. L'une est vaste, russe, militarisée ; l'autre, conique et minuscule, accueille un village rattaché à l'Alaska. Tout sépare ces deux cailloux pourtant si proches, jusqu'à la ligne de changement de date. La vie à Petite Diomède a profondément marqué les occupants de l'Austral. Il est bien difficile, surtout pour des voyageurs, de s'imaginer vivre coincé sur ce minuscule rocher de trois kilomètres carrés, ballotté par la violente Mer de Béring et perdue à l'écart de tous. Le passage à Diomède symbolise malgré tout la Porte de l'Asie : nous atteignons trois jours plus tard Anadyr. La capitale de la Tchoukotka compte quatorze milles habitants, c'est pour nos passagers la dernière étape du voyage. Le port triste et délabré tranche avec les superbes paysages des trois semaines précédentes, et annonce aux membres d'équipage quatre semaines de navigation en Russie bien moins chaleureuses qu'espéré. Le Passage du Nord-Ouest demeure pour tous ceux qui le suivent une expérience de vie inoubliable et forte d'émotions. J'aurai eu plusieurs occasions de recroiser des passagers qui étaient sur l'Austral l'été dernier ; un contact particulier demeure entre clientèle et équipage, qui réapparaît même au cours d'un voyage plusieurs mois après. La vie dans l'intimité d'un paquebot créé des liens forts et permet des rencontres passionnantes et instructives. Plus que jamais, l'on ressent l'aspect humain et naturel d'une croisière - ce quel que soit son standing.
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